Je m'étais promenée toute la journée, ma guitare sur le dos, arpentant les couloirs à la manière d'un fantôme. Morne, silencieuse, les yeux rivés sur le sol trop lisse. On aurait dit un sol d'hôpital. C'est un environnement qui me serait bien allé, à coup sûr. Avec ma mine sombre, mon visage émacié, mes yeux charbonneux, ma tignasse en bataille et mon teint plus pâle que la mort, je devais faire peur à voir. Mais à vrai dire, j'en avais rien à faire. Je me sentais bien comme ça.
Depuis le début des cours, je ne faisais qu'attendre le seul pendant lequel j'aurais vraiment pu faire ce qui me plaisait, à savoir le cours de guitare. C'était bien la seule matière pour laquelle j'étais prête à me défoncer. Donner le meilleur de moi-même, coûte que coûte, pour enfin maîtriser à la perfection cet instrument de malheur. J'avais commencé la guitare sur un coup de tête, quatre ans plus tôt, parce que ça me donnait typiquement le style que je recherchais. À l'époque, je me fichais bien de savoir plaquer plus de trois accords un tant soit peu harmonieux. Je me contentais de fredonner toujours la même mélodie, assise en tailleurs sur le muret qui bordait l'entrée de mon bahut. Et puis je m'étais prise au jeu, emportée par la curiosité et l'envie de pouvoir imiter mes musiciens préférés. Marcher dans leur pas, en quelque sorte.
C'est donc avec une pointe d'enthousiasme que je me rendis dans la salle de musique. Oui, j'étais curieuse de savoir si cette matière allait me plaire ou si j'allais devoir m'y traîner tout au cours de l'année. Pour le moment, tout ce dont je pouvais être sûre, c'était que mes petits camarades ne feraient aucun effort pour le rendre plus agréable. Car avant que le professeur n'entre dans la classe, ce qui les fit taire sur-le-champs, ils ne cessèrent de s'envoyer des piques toutes plus virulentes les unes que les autres. J'avais bien remarqué, à mesure que les heures passaient dans cet établissement, que les élèves étaient partagés, et qu'une sorte de rivalité mythique opposait les élèves de rang A aux D. Et j'étais quasiment certaine de ne pas me tromper en disant que c'était là le tout premier cours qui nous regroupaient tous dans la même classe. Pour le moment, ça me semblait mal parti pour étudier la musique en toute tranquillité.
Lorsque le professeur proposa de venir jouer le morceau de notre choix, un soupir m'échappa. Loin d'être brillante en guitare, j'avais toujours besoin de réviser mes morceaux avant de pouvoir les jouer correctement. Alors, pour cette fois, je décidai de laisser de côté mes artistes sacro-saints pour exécuter un morceau que je maîtrisais mieux. Pour ça, U2 était une valeur sûre. Après que plusieurs élèves ne se soient portés volontaires pour jouer tour à tour, je sentis le regard du professeur peser sur moi. C'était un homme avenant aux allures sympathiques, à qui les origines africaines donnaient un certain charme. Message reçu, c'était mon tour. Sans trop me presser, je me levai, sortis ma guitare de son étui, et m'avançai au niveau du tableau.
« Sunday Bloody Sunday de U2. » annonçai-je de la voix claire qui ne collait absolument pas avec mon personnage.
Le morceau original avait beau être joué à la guitare électrique, je n'avais rien d'autre qu'une acoustique, et je n'avais d'autre choix que d'adapter le morceau au mieux. Un médiator entre les dents, je croisai les jambes et m'assis en tailleurs au beau milieu de l'estrade. Je n'étais vraiment à l'aise que dans cette position. D'un geste rapide, je fixai la barre sur le manche de mon instrument. Puis, saisissant le médiator entre mon index et mon pouce, j'entamai le morceau.
Cette chanson était terriblement triste. Terriblement révoltante. Mais paradoxalement, je me sentais toujours bien en prononçant ces mots. Je plaquai un dernier accord, déclipsai la barre, repris le médiator entre mes dents, et retournai m'assoir, laissant ainsi ma place au prochain élève.